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La réinterprétation d'un fossile énigmatique du Cambrien

Par Bertrand Lefebvre, CR spécialiste de la Paléontologie ordovicienne au LGL-TPE

Un rappel du contexte...

C'est au cours du Cambrien (-541 à -485 millions d'années) que sont apparus et se sont diversifiés dans les océans les plus anciens représentants connus de la majorité des embranchements (phylums) animaux actuels, tels que les arthropodes, les mollusques ou encore les chordés (le groupe auquel nous appartenons). Cette diversification majeure, l'Explosion  cambrienne, a probablement débuté quelques millions d'années auparavant, dès la fin du Précambrien Ediacarien, 635 à 541 millions d'années ;

voir http://lgltpe.ens-lyon.fr/news/mer-blanche-a-la-recherche-des-premiers-animaux

et elle s'est prolongée au cours de l'Ordovicien -485 à -443 millions d'années ;

voir http://lgltpe.ens-lyon.fr/news/quand-la-vie-animale-s2019est-diversifiee-bilan-de-15-ans-de-recherches-sur-le-site-exceptionnel-des-fezouata-au-maroc.

... et de l'arbre des espèces

La morphologie des tout premiers animaux est souvent difficile à interpréter à la lumière de simples comparaisons avec les formes actuelles. Elle repose principalement sur l'identification de caractères dérivés communs (ou synapomorphies), qui permettent de replacer ces fossiles dans une phylogénie qui exprime, généralement sous forme d'arbres, les relations de parenté entre organismes. Ainsi, par exemple, tous les animaux chez lesquels la bouche (en grec, stoma) s'ouvre en deuxième (en grec, deuteros) au cours du développement embryonnaire appartiennent à un même groupe (clade) : celui des deutérostomes. Ce super-embranchement regroupe les chordés (ascidies, vertébrés), les échinodermes (étoiles de mer, oursins) et les hémichordés (organismes marins souvent vermiformes). Il serait apparu au moins dès la Série 2 du Cambrien (- 521 à -509 millions d'années), comme l'indiquent des fossiles retrouvés dans des gisements à préservation exceptionnelle de Chine (Chengjiang, notamment).


Oursin.

Face orale d'une étoile de mer actuelle (Echinodermata) montrant d'innombrables pieds ambulacraires (extensions souples du système aquifère) autour de la bouche et le long de la face inférieure de ses cinq bras.

Notre specimen sort de l'ombre

Un fossile encore plus ancien (Fortunien, -541 à -529 millions d'années), Yanjiahella biscarpa, découvert récemment dans la Province d'Hubei (Chine), a été interprété comme le plus ancien deutérostome connu et comme le 'chaînon manquant' entre hémichordés et échinodermes (Topper et al. 2019). En effet, au sein des deutérostomes, les travaux récents de phylogénie moléculaire ont montré que ces deux embranchements sont étroitement apparentés et appartiennent à un même clade : les ambulacraires (Bourlat et al., 2006). Ceci implique qu'échinodermes et hémichordés partagent un ancêtre commun. Le fossile du Cambrien basal de Chine a été interprété par Topper et al. (2019) comme un échinoderme extrêmement primitif, qui possèderait encore quelques caractères ancestraux communs (ou symplésiomorphies) avec les hémichordés.

On se penche sur son cas

La réévaluation de ce matériel par une équipe internationale impliquant deux chercheurs du LGLTPE remet toutefois en cause cette interprétation (Zamora et al., 2020). En effet, tous les échinodermes, aussi bien actuels que les plus anciens connus (Série 2 du Cambrien), possèdent trois caractéristiques communes : (1) un endosquelette formé de pièces calcitiques avec une structure microscopique tridimensionnelle très particulière (le stéréome) ; (2) au cours de la métamorphose, se développe tout un ensemble de canaux internes (le système aquifère ou ambulacraire) qui est utilisé aussi bien pour l'alimentation, la locomotion ou encore la respiration ; et enfin (3) ce système ambulacraire s'organise selon une symétrie radiaire, souvent d'ordre cinq (par exemple, les cinq bras d'une étoile de mer). Or, la morphologie de Yanjiahella ne montre aucune de ces trois caractéristiques. Ce fossile possède deux longs tentacules insérés dans un corps globulaire recouvert de plaques (sclérites) et qui se prolonge par un pédoncule relativement flexueux. Sa morphologie rappelle davantage celle d'autres fossiles cambriens, comme par exemple Herpetogaster collinsi (base du Miaolingien, environ -509 à -505 millions d'années), généralement interprétés comme des hémichordés primitifs (Caron et al., 2010).

Herpetogaster collinsi, un probable hémichordé cambrien (reconstitution artistique réalisée par Marianne Collins).

Les caractéristiques d'un grand fossile

Yanjiahella biscarpa ne représente donc pas le plus ancien échinoderme connu, mais peut-être un ambulacraire ou un hémichordé primitif. Sa découverte demeure en tout cas très importante, car peu de fossiles d'animaux aussi complexes et dans un tel état de conservation ont été découverts dans ces terrains très anciens de la base du Cambrien. Ceux-ci sont surtout réputés pour avoir livré des restes minéralisés désarticulés particulièrement abondants mais souvent difficiles à interpréter : les small shelly fossils ('petits fossiles coquilliers').

Références

Bourlat S.J., Juliusdottir T., Lowe C.J., Freeman R., Aronowicz  J., Kirschner M., Lander E.S., Thorndyke M., Nakano H., Kohn A.B., Heyland A., Moroz L.L., Copley R.R. & Telford M.J  . (2006). Deuterostome phylogeny reveals monophyletic chordates and the new phylum Xenoturbellida. Nature, 444, 85-88.

Caron, J.B., Conway Morris S. & Shu D. (2010). Tentaculate fossils from the Cambrian of Canada (British Columbia) and China (Yunnan) interpreted as primitive deuterostomes. PlosOne, 5 (e9586), 1-13.

Topper T.P., Guo J., Clausen S., Skovsted C.B. & Zhang Z. (2019). A stem group echinoderm from the basal Cambrian of China and the origins of Ambulacraria. Nature Communications, 10 (1366), 1-8.

Zamora S., Wright D.F., Mooi R., Lefebvre B., Guensburg T.E., Gorzelak P., David B., Sumrall C.D., Cole S.R., Hunter A.W., Sprinkle J., Thompson J.R., Ewin T., Fatka O., Nardin E., Reich M., Nohejlova M. & Rahman I.A. (2020). Re-evaluating the phylogenetic position of the enigmatic early Cambrian deuterostome Yanjiahella. Nature Communications, 11 (1286), 1-4.

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